par Gil Pressnitzer pour Esprits Nomades
« Je ne reproduis pas le passé, je chante mes chansons comme je les ressens aujourd’hui ».
Et Lluís Llach, le chanteur catalan de toutes les musiques, revient toujours parfois seul avec son piano, parfois avec ses compagnons de route, nous chanter ses plus de quarante ans de chansons.
Comment peut-on après tant d’années de scène, de tournées, et sans doute de déceptions, garder aussi intact et le sourire et la révolte.
Lluís Llach est resté lui-même, rebelle aux lâchetés, aux compromissions des pouvoirs en place.
Il continue à chanter en Catalan, obstinément, merveilleusement, et tout le monde a le sentiment de comprendre cette langue maturée entre soleil, vigne et mer rebelle.
« Comme le public ne comprend pas le Catalan, je passe l’examen du langage esthétique, à travers la mélodie, la voix, l’émotion ».
« Nu » ou paré des moirures des instruments, Lluís Llach revient avec ses chants d’amitié fidèle aux ports de l’amitié.
Souvent quand nous nous rencontrons, il me prend à témoin du tragique du monde, lui qui fut présent, à Toulouse avec moi, lors des tentatives de coup d’état en Espagne, accablé les bras ballants sur une scène devenue dérisoire.
Il me dira aussi que nous sommes devenus vieux et l’émotion le fera souvent trébucher dans son récital, la voix nouée, tant la ferveur de la fidélité le trouble profondément.
Ces dernières créations « Porrera », « Un pont de mer bleue » l’avaient entraîné vers des nappes de musiques complexes et envoûtantes comme la houle, car Lluís a reçu la mer en héritage.
Le voici qui redescend vers nous, fraternel et vibrant et toujours insoumis, universel, chanteur « intranquille ».
Dans ses chansons, on voit toujours la mer, les olives et les mouettes. L’amitié des voisins et la lucidité de la révolte continuent à ensemencer son sourire et ses paroles, avant que ne revienne « le temps des révoltes ». Car notre exilé des oppressions tisse toujours son chant contestataire.
Son dernier spectacle s’appelle « Jocs » et reste fidèle à ses valeurs. Les années passent, il reste le troubadour du peuple comme il aime à se définir.
À contre-courant, toujours ardent défenseur des différences entre les êtres, et amoureux passionné de la liberté et de la sexualité, toutes les sexualités, Lluís Llach nous attend.
Il nous apprend aussi que dans chaque être humain, aussi humble soit-il dans son petit intérieur,
il y a l’explication du monde.
« Allons voir ailleurs si nous y sommes » est sa fière devise de voyageur des Ithaque. Et lui toujours poussé par le désir fou et la peur d’être esclave, chante la lumière du soleil et le noir de la nuit.
De ses longs voyages dans les Ithaque, depuis des ports ignorés, jusqu’aux cités maudites, la sagesse de la mer l’aura sauvé.Lui le rêveur des utopies, il espère tout, il exige tout, « nous voulons le possible pour atteindre l’impossible ».
La dure réalité le rend plus amer mais toujours fou d’espérance. Il reste le guetteur des ramblas, mais pour lui l’amour est devenu la fontaine de toutes les eaux.
Lluís Llach est né le 7 mai 1948 à Gerone et passe son enfance à Vergès, un petit village catalan entre vignes et vent, manèges et absence. Dire qu’il a entrepris des études d’ingénieur et plus tard d’économie.
Ce que la mondialisation a perdue, le chant des hommes l’a gagné. Sa naissance à la réalité de la vie d’homme se fait par le groupe des « 16 juges » qui va lancer le Nova Canço.
Ce mouvement de chant en langue catalane va devenir le flambeau, le porte drapeau de la contestation antifranquiste. LLluís Llach devient totalement chanteur et son premier concert a lieu le 22 mars 1967 à La Terassa. En 1969 il écrit et chante pour la première fois L’Escata, un chant d’espoir qui va devenir l’hymne catalan de résistance au fascisme. L’oppression fasciste le pourchasse et il doit s’exiler de 1971 à 1976 à Paris. La mort tant espérée de Franco survient en 1976 et le retour triomphal de Lluís se fait dans un Palais des Sports de Barcelone plus que plein.
La suite est une odysée de chansons vent debout et l’histoire d’une fusion d’un barde et de son peuple.
Ainsi Le 6 juillet 1985, Lluís se produit au Nou Camp, à Barcelone, devant plus de 110 000 personnes!
Cette osmose entre des chansons et l’histoire n’a d’équivalent qu’au Québec avec Leclerc et Vigneault.
Toujours cinglant vers de nouveaux rivages de la musique(Astres, Un pont de la mer bleue, Torna, Nou, Le temps des révoltes, Poètes, Jocs …). Il se sait un enfant de la Méditérranée et la Grèce comme le Levant résonne en lui. Puis de tournées en tournées, de créations en créations Lluís LLach décide de vivre pleinement le temps qu’il lui reste.
Llach décide de mettre un point final à sa carrière. Il annonce sa décision de se retirer en présentant son nouvel album » i. »
Rien ne le fera hélas revenir sur sa décision et l’ultime concert a lieu dans le village de son enfance à Vergès le 24 mars 2007. La boucle se referme ainsi.
« Après 40 ans d’une chanson d’amour avec le public, je veux que cette chanson se termine bien, sur un accord défini, propre et magnifique ». Cet accord a résonné et après plus de quarante ans de chansons « le jeune vieux » est parti.
Nous sommes depuis orphelin de sa voix, de ses chansons, de sa conscience, de sa lucidité.
Nous nous souviendrons longtemps aussi de ses longues paroles entre ses chansons, de sa belle timidité, de la splendeur de sa voix, de sa générosité.
Ainsi pour amitié il vint un jour de 1996 en voiture tout seul de Barcelone en repartant dans la nuit, pour cette salle Nougaro qui l’avait tant accueilli. il avait seulement emporté une guirlande lumineuse et toute son amitié.
Ses chansons restent comme des parcours initiatiques soulevés par l’immémoriale caresse de la Méditerranée et de tous ces hommes, qui l’ont faite, polis et repolis par elle. Comme coquillages de mémoire, ces chansons sont un journal de bord qui parle des hommes au-delà des statues.
Il chante toujours et exclusivement en catalan, langue maturée entre soleil, sang, vigne et mer rebelle. Dans ses chansons passent le vent, son grand ami de toujours depuis son enfance à Vergés dans son petit pays, jusqu’à sa lucidité éperdue d’homme. Après avoir goûté aux houles de la mer ancestrale, aux houles des arrangements symphoniques qui exaltent sa belle voix de velours noir, lui le méditerranéen absolu s’ouvre aux musiques d’autres cultures.
Les nappes moirées des synthétiseurs, les incantations des horizons d’ailleurs, l’entraînent vers une « géographie du coeur », vers un blues catalan où son « si petit pays » devient immense comme l’espoir irréductible.
Il a laissé derrière lui l’ombre du porte-parole anti-franquiste, de l’identité catalane sans se laisser momifier dans un culte passéiste, pour parler d’un autre monde celui de tous les jours.
« L’amour s’est brisé sur les rochers du quotidien » disait l’autre, et Llach apprend à aimer la vie quand la vie nous fait mal.
« Torna Aviat« , reviens vite, et Llach nous parle autant de son enfance avec le vent comme ami séculaire, que des astres qui tournent en lui et autour de lui. et maintenant du simple mal d’aimer.
« Je marche dans le noir, en cassant les ombres que tu as laissées dans ma chambre vide ».
Llach a toujours su mêler à ses accents d’insoumission permanente une grande sensualité, un lyrisme déferlant, qui remplace les marées absentes de son pays.
Agnostique, militant, Lluís reste « le guetteur des ramblas ».
« Moi, le genre humain m’intéresse, mais l’amour est la fontaine de toutes les eaux. Derrière les utopies, pour lesquelles je combats, il y a forcément de la sensualité, de la complicité ».
Llach a entrepris de longs voyages à Ithaque, depuis des ports ignorés, jusqu’aux cités maudites, et sa sagesse acquise lui a permis de comprendre qu’il fallait rester engagé du côté du rêve.
Ce soir un ami revient, inspiré et tendre, cinglant parfois mais jamais tragique, et sa langue, odeur de thym, devient la langue de tous les hommes.
Lluís Llach notre semblable, notre frère, nous apprend la géographie du cœur, sa nostalgie de vie.
« Nous sommes le monde entier et aussi le néant, l’infini tout à coup, et le silence absolu » nous rappelle Lluís.
Chanteur de la condition humaine, de la liberté et de l’amour, finalement Lluís Llach nous aura toujours dit, pendant trente ans: Ouvrez les yeux! ouvrez les fenêtres pour voir les passants, et apprendre des bateaux les histoires du monde !
Comme le dit un des plus grands poètes actuels, le catalan Miquel Mari i Pol, son ami, récemment disparule 11 novembre 2003:
« Et je vais et je viens jusque dans l’architecture
De moi-même, en un tenace effort
Pour courir après la vie et l’épuiser.
Par les yeux, je peux sortir dehors et boire de la lumière »
L’ami André Breton avait fait du rêve le moteur de la subversion.
Llach a ajouté à cela sa générosité, son rire, son humour.
« Nous rêvons toujours
et nous espérons tout, nous avons appris l’art d’attendre
l’art d’espérer en d’interminables nuits d’impuissance,
nous savons espérer et
nous espérons tout, tout
et nous voulons tout, nous voulons l’impossible pour attendre le possible
nous voulons le possible pour attendre l’impossible. »(Somniem).
Rêveur en liberté, il continue à nous dire :
« Ne brade pas le rêve, il est comme une étoile au bout du chemin ».